par Nicole Hugon - Marseille
La Thérapie Communautaire (TC) suppose de la part du thérapeute communautaire :
Dans ces trois dimensions, il s’agit d’être avec et non au dessus.
L’éthique de la TC, sa valeur fondamentale réside en ceci qu’elle affirme sans équivoque la fécondité de la relation horizontale, en rupture avec le schéma traditionnel de la fonction du soignant ou de l’expert, où celui qui sait se doit d’assumer une position verticale pour secourir celui qui souffre. Pour nous, professionnels du soin, assumer cette horizontalité nous demande un effort conscient, toujours renouvelé, jamais gagné d’avance, quelle que soit notre bonne volonté. Il s’agit d’une révolution culturelle difficile. Elle requiert en effet d’aller à l’encontre de notre éthique professionnelle quotidienne, qui nous assigne un devoir de compétence et d’efficacité. Nous risquons donc en permanence de régresser vers ces positions de base, dès que nous nous sentons en difficulté au sein du groupe pour une raison ou pour une autre.
L’horizontalité ne se décrète pas, elle ne va pas de soi, elle se construit, séance après séance.
Il s’agit à chaque fois d’une aventure inédite.
Paradoxalement, plus le thérapeute communautaire adoptera une position modeste et horizontale, et plus son action sera perçue dans la communauté comme positive et efficace : les habitudes de pensée étant ce qu’elles sont, et le besoin d’un sauveur de l’humanité qui nous décharge de notre responsabilité étant une tentation permanente, le thérapeute communautaire devra être particulièrement attentif à répartir la responsabilité du bon déroulement des séances (ou de leur environnement) sur l’ensemble des participants. Il devra sans cesse rester vigilant à ne pas laisser se développer une sorte de transfert sur sa personne, mais au contraire tout faire pour que cela soit le groupe qui soit investi en tant que tel.
Il y a là un problème de fond, qui devrait certainement faire l’objet de l’attention lors des intervisions régulières entre thérapeutes communautaires.
La séance de TC étant très clairement découpée en étapes bien définies, quelle place reste-t-il pour la créativité ? Comment faire la différence entre une innovation féconde et une déviation inacceptable ? Quels critères adopterons-nous pour en faire la différence dans l’évaluation de la séance ou lors des intervisions ? Comment adapter à des contextes variés la conduite pratique des séances ? Comment concilier l’autorité nécessaire au maintien d’un cadre assez contraignant et la possibilité d’une parole libre ?
Il me semble que nous disposons de deux axes solides pour cela : les règles et le respect du déroulement des étapes de la TC.
Le premier axe est la compréhension profonde du bien-fondé des règles.
Pas de conseil, pas de jugement, pas d’interprétation, parler en-je, faire silence pour écouter l’autre, ne pas faire de grands discours, utiliser chansons, poèmes, etc.
Ces règles s’appliquent au thérapeute communautaire, au co-thérapeute, comme à tous les participants de la TC.
Leur répétition à chaque séance a la puissance d’un rituel qui ancre dans les automatismes du corps ce mode de fonctionnement. Que ces règles soient énoncées dans la phase d’accueil, où la dynamique corporelle a toute son importance, ainsi que le partage des bonnes nouvelles, inscrit encore davantage les règles dans le rituel de la séance.
Ceci constitue un cadre clair pour l’expression de chacun, y compris pour les animateurs. Première manière de marquer l’horizontalité. À ce niveau, nous devons me semble-t-il être particulièrement attentifs à parler je nous aussi, ce qui n’est pas toujours le cas, notamment lorsque nous présentons la TC au groupe. La forme du récit semble une bonne solution : ex. Je vais vous raconter une anecdote qui m’a touché et qui me semble illustrer de quoi il s’agit... Demander au groupe de dire pourquoi ces règles sont importantes, en quoi elles sont nécessaires est tout aussi important : les participants donnent parfois des explications particulièrement claires et élégantes, qui nous permettent en tant que thérapeutes communautaires de mieux les comprendre nous-mêmes.
Exemple : Pas d’interprétation. Si j’interprète ce que tu as dit, je mets mes mots à la place de ta pensée, c’est une violence. De fait, l’interprétation a quelque chose à voir avec la colonisation des esprits, il s’agit d’une prise de pouvoir. Nos formations de soignants ne nous préparent cependant pas à nous en méfier, ou même à en avoir conscience. Bien au contraire, l’objet de nos formations est généralement de nous donner des repères, des grilles d’interprétation de ce que dit le patient afin de le faire entrer dans la rationalité d’un savoir spécialisé[1]. Donc, habiter vraiment cette règle est un enjeu majeur pour les animateurs. Il s’agit d’écouter simplement ce qui est dit, et non de se livrer à une écoute armée.
Le second axe est le respect du sens, de la signification profonde de chaque étape de la TC.
Il est destiné à permettre à chacun de se sentir à l’aise à la fois dans la communauté, dans le projet de la réunion et dans ses valeurs culturelles et personnelles. Accueillir, c’est permettre à chacun de sentir qu’il a sa place dans le groupe, en tant qu’individu mais aussi dans ses identités, ses liens, ses capacités. Par conséquent, il semble très important de proposer une variété de styles et de dynamiques qui permettent aux gens de s’y reconnaître.
Chaque groupe de TC a sa personnalité propre, certains groupes rechercheront très facilement le contact, d’autres sont plus réservés, plus froids. Le style de l’accueil évolue avec le groupe à mesure que se forgent des habitudes, des connivences, des rites. Il y a un risque dans certains contextes, de laisser le groupe se scléroser, s’installer dans une confortable routine. L’antidote à cela pourrait être alors d’encourager les gens à participer de plus en plus activement à cette phase, à proposer des innovations, des idées nouvelles, à faire venir des amis. Les animateurs doivent être attentifs à se mettre au service du groupe, et non se croire obligés de jouer les GO du Club Méd.
L’autre objectif de l’accueil est de mettre en place le cadre de la réunion. Le but du travail, ce dont il est licite de parler, comment, pourquoi, selon quelles règles, avec quels moyens. La référence aux modes d’expression culturels propres à la communauté est variable selon les groupes.
De ce point de vue, l’énonciation des règles de fonctionnement du groupe est le seul point non-négociable, la seule zone de verticalité de la TC. Il appartient aux animateurs d’en être les garants, mais il leur appartient aussi de convaincre le groupe de leur bien-fondé, et de veiller à ce que ce dernier se les approprie et les adopte comme sa Loi Fondamentale. Ainsi, progressivement, c’est le groupe lui-même qui va devenir garant de ces règles.
On retrouve ici la préoccupation de Paulo Freire, de ne pas laisser se dégrader la liberté en licence : Le grand problème qui se pose à l’éducateur ou à l’éducatrice d’orientation démocratique est comment travailler dans le sens de rendre possible que la nécessité des limites soit assumée d’un point de vue éthique par la liberté. Plus la liberté assume de façon critique les limites nécessaires, et plus elle a d’autorité, d’un point de vue éthique, pour continuer la lutte en son nom.[2] Par conséquent, dans l’esprit de P. Freire, il y a une sorte d’intransigeance éthique nécessaire à maintenir ce cadre dont la présence et la stabilité garantit la liberté des participants, notamment contre les prises de pouvoir.
Exemple : Lors d’un groupe de TCI une participante s’indigne contre les règles de la manière suivante : Au nom de quoi devrais-je parler seulement de ce que j’ai vécu personnellement. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir mon opinion, même sur des choses que je n’ai pas connues personnellement ? Bonne question, parfaitement licite au demeurant dans un espace public de débat démocratique, ou au bar du coin. Mais il ne s’agit alors plus de TCI tout simplement.
Il s’agit de permettre aux véritables préoccupations des participants d’émerger. L’écueil est le bon thème (aux yeux des animateurs), qui risquent de pousser de façon plus ou moins consciente le groupe à choisir celui-ci plutôt qu’un autre. Les thèmes proposés et choisis reflètent les véritables préoccupations du groupe, dans une formulation qui est celle des participants. Il est donc essentiel de ne pas biaiser les thèmes par des re-formulations qui tendent à faire sentir au groupe la préférence du thérapeute. À ce niveau que le travail sur soi du thérapeute a une grande importance : ce que j’entends est-il de moi ou de toi ? D’où l’importance de bien vérifier auprès de la personne que la re-formulation lui convient, que c’est bien ça. Une re-formulation peut dissimuler une interprétation implicite. C’est donc un point qui a besoin d’être travaillé encore et encore dans les intervisions.
Même dans le cas d’une manipulation du groupe par certains participants, il est toujours intéressant d’accepter le choix du groupe de façon à ne pas laisser en friche une situation-problème qui peut affecter le fonctionnement même du groupe ou de la communauté dans laquelle il s’inscrit.
Exemple : À la suite de la découverte d’un trafic dans un établissement de soins, certains patients, proches des responsables du trafic amènent le groupe à choisir Le sentiment d’injustice devant la réaction de l’équipe soignante. Lors de la phase de contextualisation, les professionnels (sans préciser, je ne suis pas une balance) ont été accusés d’avoir couvert et aidé le trafic, puis balancé le trafiquant. Lors du partage, un membre de l’équipe soignante a exprimé son propre sentiment d’injustice en tant que personne devant ces accusations générales, qui mettaient en cause toute l’équipe, et l’importance de l’exprimer, de le dire en tant que solution à son malaise. Ceci a permis à d’autres participants d’exprimer à leur tour le sentiment d’insécurité qu’ils ressentaient face à cette attaque contre l’institution et contre l’honnêteté des personnels. Par conséquent, la mise à plat des émotions liées à la situation institutionnelle permet de désamorcer des prises de pouvoir au sein de la communauté et du groupe. Ici, le parler je montre toute sa puissance, en ce sens qu’il autorise l’expression des émotions à chacun, quelle que soit sa position dans la communauté.
Il me semble tout aussi important de procéder au vote de façon très scrupuleuse, et notamment de ne pas négliger des situations-problèmes proposées qui n’obtiendront de toute évidence que quelques voix : permettre ainsi aux personnes partageant dans le groupe une même problématique, même très minoritaire, de se connaître autorise ensuite la création de liens solidaires parfois très bénéfiques. Les animateurs devront par conséquent s’attacher à valoriser les thèmes non choisis et ceux qui les ont portés, pour en reconnaître l’importance réelle.
La signification de cette étape de la TC est d’éclairer la situation-problème dans son contexte émotionnel, relationnel et historique, ainsi que de mettre en évidence ce que la personne qui a amené la question a déjà fait pour commencer à le résoudre.
Il s’agit d’amorcer le passage de la conscience ingénue du problème à la conscience critique (pour la personne qui a proposé le thème, comme pour l’ensemble du groupe, animateurs compris). Par conséquent, les questions posées par le groupe et par les animateurs vont chercher à restituer la situation dans toute sa complexité, et l’éclairer en la replaçant dans un contexte plus vaste, dans une perspective systémique. Ceci crée une ambiance favorable au doute, à la remise en cause des convictions, des certitudes, des culs-de-sac relationnels. Les questions visant à mettre en évidence les tentatives de solution mettent l’accent sur les ressources et les compétences présentes dans le groupe. Sur ce point, le travail sur l’art de poser des questions semble particulièrement important dans les intervisions.
Dans ce travail de questionnement, il n’est pas nécessaire d’aller forcément dans tous les détails. Lorsque les questions semblent avoir produit suffisamment de complexité et un axe de réflexion satisfaisant, on peut arrêter le questionnement. Lors de cette étape en effet, la tentation de faire une sorte de thérapie individuelle en groupe est toujours présente. Or, ce n’est en aucun cas ce dont il s’agit : Nous devons faire confiance à la personne qui a proposé le thème pour poursuivre sa réflexion dans des directions nouvelles, stimulée par les questions posées, mais aussi par les solutions amenées à l’étape suivante. Si quelqu’un décide d’apporter un thème dans le groupe, c’est que probablement il a conscience que les solutions qu’il a tentées ne fonctionnent pas, et qu’il est par conséquent prêt à envisager un changement de perspective. Inutile de gratter pour être certain d’avoir TOUT élucidé. Le thérapeute communautaire doit respecter la capacité de la personne à faire son propre chemin.
La manière dont les questions sont posées comporte le risque intrinsèque d’une interprétation non consciente. La manière dont le problème sera exploré va avoir pour effet d’ouvrir des voies de compréhension, de lecture de la situation-problème. Si les questions viennent d’une source unique, il y a un risque de biaiser le questionnement dans une certaine direction, par exemple pour satisfaire une préoccupation (consciente ou non) du thérapeute. Comment se prémunir de ce risque ? Comment préserver l’horizontalité ? [Et est-ce absolument nécessaire de la préserver ? Si l’on accepte le postulat de départ, à savoir que la fécondité absolue de la relation horizontale, ceci ne fait aucun doute].
En même temps, la lecture de TC passo a passo indique clairement la préoccupation pédagogique d’Adalberto Barreto, sa conviction que la TC est aussi un outil d’éducation populaire dans le domaine de la promotion de la santé. Il y a là une tension entre la confiance dans les ressources propres du groupe, détenteur d’un savoir (mais pas de tout savoir) et le désir tout de même d’offrir aux individus la possibilité d’un progrès dans leur manière d’aborder leurs difficultés.
En tant que pratiquants européens de la TC, nous devons de ce point de vue avoir conscience de notre propre position culturelle : Nos habitudes de pensée nous conduisent à privilégier une vision de l’individu comme sujet séparé, autonome. Nous avons du mal à envisager cette autonomie autrement que comme le produit d’une conquête progressive vers la suppression de la dépendance vis-à-vis des autres (dont le prototype serait le détachement vis-à-vis des parents). Notre position culturelle nous rend peut-être un peu moins sensibles à l’importance des échanges au sein du groupe (et après lui, en dehors de lui) comme occasions de développement de l’autonomie. Une autre approche de l’autonomie serait de parvenir à assumer le lien, la relation à l’autre sans s’y laisser enfermer, pour y puiser force et soutien, renouvellement de la pensée dans l’échange. Non pas un lien qui ligote, mais un lien qui nourrit. L’autonomie de ce point de vue serait à envisager comme processus vital dynamique, et non comme résultat ou comme idéal.
Il en résulte que les animateurs doivent encourager le groupe à poser des questions, de façon à compléter leur approche informée (notamment par les supervisions et la réflexion sur les piliers théoriques de la TC) par une approche spontanée (nourrie par les expériences de vie et les ressources culturelles des participants). On parviendra ainsi à passer de la conscience ingénue (des animateurs et des participants) à une ébauche de conscience critique (pour tous), en multipliant les éclairages et les positions.
La question restituée au groupe… et qu’avez-vous fait pour dépasser ça, pour vous en sortir, pour vivre avec cette situation, pour que ça s’améliore un peu ? Pour que ça ne s’empire pas davantage ?
La signification fondamentale de cette étape de la TC est la mise en valeur des expériences de vie et donc des outils de résilience, des ressources des individus, des groupes, des familles. Cette mise en évidence a bien entendu un effet très positif sur l’estime de soi et sur la confiance des participants dans leur capacité à résoudre leurs problèmes.
Dans notre société européenne développée, la marchandisation générale des services aboutit à la perte d’un grand nombre de savoir-faire qui se transmettaient de génération en génération. Ces savoir-faire (bricolage, arts ménagers, jardinage, éducation des enfants, résolution des problèmes de couple, conflits de voisinage, deuils, petits problèmes de santé, etc.) sont battus en brèche par un discours envahissant qui voudrait qu’on fasse obligatoirement appel au spécialiste ad hoc à chaque fois qu’une difficulté, un risque, un accident de vie se présentent à nous.
Cette hypertrophie du recours au spécialiste s’avère très coûteuse pour les individus et pour la société, à la fois sur le plan économique et sur le plan de l’estime de soi et du sentiment de sécurité et d’autonomie des individus.
Elle vient en collision avec le discours sur l’individu moderne, supposé être absolument autonome et donc libre. Libre mais incompétent, donc incapable de subvenir à ses propres besoins s’il n’a pas les moyens financiers de s’offrir les services des indispensables spécialistes.
Cette situation de double contrainte induit une souffrance spécifique qui a à voir avec la honte sociale, le sentiment de disqualification des individus et s’accompagne d’une revendication insatiable d’assistance et de sécurité.
Revenir de façon explicite sur ce point semble intéressant, en particulier lorsque la TC s’inscrit dans un contexte de publics défavorisés, encore plus sujets à la honte sociale qui s’attache en fin de compte à la pauvreté.
L’appel explicite au partage des solutions nées des expériences de vie a donc un contenu profondément subversif, en ce sens qu’il remet en question les bases mêmes de l’échange économique dans la société de consommation qui exclut le don et le contre-don (on a pu ainsi tenter d’assimiler le bricolage à du travail au noir, dès lors qu’il prend une certaine ampleur). Avec le partage des ressources et des solutions, il apparaît que le recours aux services spécialisés n’est nécessaire en réalité qu’une fois sur huit ou dix.
La TC ne peut donc s’inscrire dans une logique économique de vente d’une compétence de spécialiste. Contre-culture par essence, elle ne peut être récupérée ni marchandisée sans perdre son âme.
La question du partage dépasse la question des échanges sur les expériences de vie, même si elle y trouve sa source et son énergie. Le partage, c’est aussi le repas communautaire, l’entraide concrète entre participants, l’inscription citoyenne à la fois comme ressource face aux difficultés de la vie et comme source d’estime de soi, l’engagement dans une action collective.
À ce niveau, le thérapeute communautaire peut-il devenir une sorte de leader communautaire dans un sens politique ? Ici aussi, l’animateur de TC est un membre du groupe à part entière. Il doit donc se garder de prendre une place de porte-parole du groupe, même s’il peut contribuer à l’élaboration collective des décisions d’action, en tant que citoyen partie-prenante de la communauté.
C’est le moment où le lien du groupe s’incarne avant de se défaire jusqu’à la prochaine fois. Se balancer en se tenant par les épaules est parfois facile, parfois difficile à mettre en place selon les cas. Il semble en tout cas utile de matérialiser cette différence par un changement de position, de ton, de rythme. En ce qui me concerne, j’ai toujours eu du mal à proposer une forme particulière à ce moment. Je trouve plus satisfaisant de laisser au groupe le soin de trouver son propre rythme, sa propre forme de clôture, de façon naturelle et spontanée. Lors de ce temps de clôture, le thérapeute communautaire doit faire attention à ne pas conclure, ni chercher le consensus, pour ne pas exclure. La séance doit absolument se terminer sur des points de suspension (pas de point final...), puisqu’il y a de fortes chances que les changements importants pour les gens ne surviennent dans l’après-coup, à la réflexion, avec les échanges individuels entre participants ou avec d’autres. La clôture ne doit en aucun cas être l’occasion d’une reprise de pouvoir en forme de conclusion ou de morale de l’histoire... Elle permet aussi et avant tout de valoriser les efforts, le processus de résilience et de réflexion. L’équivoque peut naître quand un animateur exprime son admiration sur telle ou telle contribution. Il peut alors sans le vouloir sembler distribuer des bons points. Par conséquent, en la matière, la modestie est de mise et surtout, le partage, la répartition dans tout le groupe de l’appréciation des solutions proposées. Pour cela, le plus simple est de ne pas être pressé me semble-t-il, de prendre le temps d’attendre que les participants rassemblent leurs esprits avant de proposer ses propres commentaires.
À quoi sert le temps d’évaluation ? Qui y participe ? Comment procéder ? Selon quels critères ?
Quelle différence entre évaluation et appréciation ?
Notre culture nous a souvent habitués à considérer la notion d’évaluation avec une certaine méfiance, en lien avec une défense justifiée de l’indépendance des professionnels vis-à-vis de l’administration. Dans la période actuelle, où nous sont imposées des évaluations sur des critères quantitatifs dans une perspective de plus en plus purement économique, cette méfiance est particulièrement vive et justifiée. Pour autant, examiner ce que nous faisons, comment nous le faisons et avec quel(s) résultat(s), pour ensuite rechercher des améliorations, des perfectionnements, des ajustements n’a rien d’exorbitant. Il s’agit de quelque chose de sain. Remettre en question dans la discussion avec les autres une action garantit contre bien des dérapages.
Dans une première approche, on pourrait penser l’évaluation comme comparaison de la pratique qui vient de se dérouler avec un type idéal – La séance telle qu’elle est conduite par Adalberto B. ou la conformité au manuel par exemple. Une telle approche peut être utile dans la phase de rodage des animateurs. Mais très vite, on passe à la notion d’appréciation, dès lors que l’on se pose la question de la validité des reformulations ou de la question restituée au groupe, ou des adaptations au contexte : l’appréciation, c’est la reconnaissance et l’examen critique en commun dans une délibération horizontale des trouvailles, des innovations, des audaces, des interventions créatives venant du groupe, etc.
L’évaluation [de processus][3] cherche à garantir la conformité d’une pratique à une procédure, alors que l’appréciation vise à valoriser et à stimuler la créativité.
L’évaluation relève du modèle vertical, l’appréciation du modèle horizontal. L’évaluation fige, l’appréciation stimule innovation et croissance.
L’évaluation/appréciation d’une séance s’attache aux conditions techniques du déroulement de la séance, à une appréciation critique de la manière dont chaque étape a été réalisée par les animateurs, des innovations et des difficultés, afin de bien ancrer le cadre technique de la séance : vérifier que l’on n’a rien oublié, que le rythme de la séance est bien respecté, etc. Elle va permettre d’imaginer des solutions aux difficultés rencontrées dans l’application de la technique, de proposer des adaptations en fonction des particularités du groupe, notamment culturelles, d’en discuter, de les noter pour application et réévaluation ultérieure. Mais elle va aussi porter sur le cadre, sur l’impact dans la communauté, sur le contexte des séances. Élargir l’évaluation à ceux des membres du groupe qui le souhaitent permet d’être plus ouvert au contexte du groupe, à la communauté dans laquelle il est implanté. On pourra ainsi prendre conscience des effets du travail de la TC au-delà de l’ici et maintenant des séances.
Par conséquent, l’évaluation/appréciation évolue dans le temps. Nous n’allons pas nous demander indéfiniment si les chansons ou la dynamique d’accueil ont été bien amenés, si nos reformulations étaient adéquates, etc.
Dans un premier temps, l’évaluation critique de la séance par les personnes formées à la TC est indispensable pour que les animateurs du groupe puissent s’approprier la technique dans l’aller et retour entre pratique et théorie.
Dans un second temps, l’élargissement aux participants intéressés va permettre que certains se mobilisent et envisagent ensuite de devenir thérapeutes communautaires eux-mêmes, que d’autres se mobilisent pour des activités annexes (garde des enfants, ateliers divers, etc.) autour de la TC, ou encore que l’espace TC devienne aussi un espace de formation fécond pour des intervenants sociaux ou associatifs. Dans ce sens le temps d’appréciation peut se muer progressivement en un espace de réflexion sur l’impact de la TC dans la communauté où elle se déroule.
Il importe donc de tenir un journal de bord de la TC, où sont consignés le nombre de participants et de nouveaux, la date, le nom des animateurs, éventuellement les dynamiques utilisées, les thèmes proposés et choisis, ainsi que les solutions proposées, les événements notables. Le recensement des thématiques proposées donnera une idée précise de ce que sont les véritables préoccupations d’un groupe. Cette connaissance au plus près du terrain peut avoir des conséquences pratiques sur les options prises par la collectivité qui accueille la TC.
L’appréciation va donc progressivement mûrir et se décentrer de la performance des animateurs vers celle du groupe.
Lorsque nous participons aux formations de premier et second niveau, ainsi qu’au module prendre soin des soignants, nous sommes amenés à faire un travail sur nous-mêmes qui peut aller assez loin. Aller chercher au fond de moi la source de mes compétences, de mes forces en tant que soignant a quelque chose de bouleversant, ne serait-ce que parce que cela vient me dire quelque chose d’inattendu : je suis profondément engagé dans ma relation soignante, je ne peux pas en vérité assumer la position de l’observateur neutre et objectif. Je ne peux que tendre à améliorer l’étendue de mes expériences afin de ne pas trop projeter, de façon pas trop abusive
Il ne s’agit donc pas d’assumer la position d’un observateur idéal, idéalement neutre et objectif, mais celle d’un humain concret qui fait de son mieux. D’emblée, nous sommes renvoyés à notre subjectivité, contraints de nous mouiller, de nous montrer dans nos failles, nos blessures, nos limites, nos (in)compétences. La formation nous oblige à accepter notre singularité, nos différences, non comme des attributs indésirables à gommer à tout prix pour laisser tout l’espace à l’autre, mais au contraire comme ouverture, opportunité : la confrontation des différences et des similitudes offre une sorte de surface réactive ou quelque chose de l’ordre d’un changement pourra se produire. Inévitablement, ce changement affecte aussi le soignant. Plus besoin donc pour le thérapeute communautaire de s’effacer. Mais un devoir de se connaître du mieux qu’il le peut.
C’est sans doute en partie pour cette raison que les formations en TC nous laissent cette impression d’être nourris, d’avoir grandi, gagné en épanouissement.
La pratique de la TC amène les animateurs à se confronter à une grande variété de situations-problèmes et d’expériences de vie qui élargissent progressivement leur champ d’expérience personnel, en faisant la part (notamment avec les reformulations) de ce qui leur appartient en propre et de ce qu’ils ont en commun avec l’autre. Lors des intervisions, le travail sur les difficultés rencontrées par les animateurs, leurs émotions, etc. permet d’approfondir à chaque fois davantage cet aspect de croissance personnelle.
On ne peut pas pour autant se contenter durablement de faire des exercices d’animation entre thérapeutes communautaires pour perfectionner sa technique. À un moment donné, on risquerait de se mettre à tourner en rond, notamment en raison de la parenté idéologique et affective des personnes intéressées par la TC. Consanguinité quelque peu mortifère, propice aux querelles byzantines, à abandonner au profit de l’ouverture sur l’environnement social.
C’est seulement lorsque la pratique de la TC est authentiquement inscrite dans un projet pour une communauté donnée que cet aspect de croissance personnelle prend toute sa vigueur et sa richesse, en prenant le risque de la rencontre, de l’altérité.
La TC est un projet séduisant à plus d’un titre. Elle offre aux responsables politiques et sociaux en panne devant les défis de la période actuelle une sorte de solution clé en main. Ces derniers sont en effet le plus souvent conscients des effets désastreux de la rupture du lien social, mais ne disposent pas généralement des outils conceptuels et pratiques pour y répondre. Ils se contentent souvent (faute de mieux) de soutenir par des subventions une poussière d’associations de quartier. Cette action a une utilité certaine, mais elle est parfois impossible à distinguer d’un certain clientélisme compassionnel.
Impossible donc de ne pas se mettre à rêver. Un groupe de TC dans un collège difficile, pour le personnel en souffrance dans son entreprise, ou dans une cité dite sensible serait certainement une bonne chose.
LA TC est LA SOLUTION, et nous voilà à nouveau mis en situation de sauveurs de l’humanité.
Malheureusement (heureusement ?) on ne peut pas imaginer envoyer sans précaution des thérapeutes communautaires frais émoulus de la formation dans les banlieues difficiles avec pour mission de développer des groupes tels des missi dominici.
Le développement de groupes de TCI n’a de sens que si des personnes impliquées d’une manière ou d’une autre dans telle ou telle communauté portent le projet, s’y intéressent, s’y impliquent personnellement, et l’intègrent dans la vie collective. On ne peut pas imaginer raisonnablement des spécialistes de la TCI allant réaliser une prestation – si excellente soit-elle - dans une communauté où ils n’ont rien à faire d’autre…
On ne peut donc imaginer le développement de la TCI que par un patient travail de conviction, de diffusion et de sensibilisation dans un grand nombre de contextes, de façon à engager le plus grand nombre de personnes possible dans ce mouvement. Notre plus grande responsabilité est de sensibiliser et de former les acteurs sociaux (au sens large).
La notion de communauté doit être soigneusement différenciée de l’idée de communautarisme. Ceci peut conduire à des équivoques et nous devons être particulièrement clairs sur ce que nous entendons. Une communauté regroupe des personnes qui possèdent en commun quelque chose, qui se reconnaissent une parenté d’intérêts ou de difficultés, une institution comme une école, une entreprise, un quartier, un groupe de personnes rencontrant une problématique donnée, etc. et qui éprouvent le besoin d’échanger à ce sujet.
Comment parler aux institutions ?
Dans nos contrées, implanter un groupe de TC est souvent difficile : La méfiance des institutions (qui disposent notamment des salles et des créneaux horaires) est difficile à surmonter. S’agit-il d’une secte ? Est-ce une médecine alternative non estampillée ? Avons-nous réellement besoin de cet objet exotique ? N’avons-nous pas tout ce dont nous avons besoin dans notre pays ? Etc.
C’est pour cela qu’il sera plus facile à une personne déjà implantée dans un contexte donné de proposer la TCI. Les relations de confiance, la participation aux activités d’un centre social, d’une association d’entraide, d’un établissement de soins sont évidemment un atout de taille. Notamment, cela laisse le temps et l’opportunité de mûrir le projet, de permettre aux autres professionnels de comprendre ce dont il s’agit, de s’y acclimater en quelque sorte. Des conférences de présentation, l’invitation des collègues à participer à d’autres groupes sont de bons moyens pour contourner la résistance au changement. La proposition d’instaurer le groupe pour un temps et d’en évaluer régulièrement les effets avant de le pérenniser sera utile dans certains cas.
Mais nous devons prendre la mesure de ce que nous demandons aux autres : D’avoir foi dans un projet qui remet en question radicalement le fonctionnement vertical préexistant, et ce ouvertement, de la façon la plus explicite. Même si dans notre pays chacun se revendique de la démocratie, elle suscite en réalité dans la plupart des cas une certaine méfiance. Que se passera-t-il si on laisse la parole aux gens sans contrôle ? Il y a une peur à surmonter. C’est seulement devant les résultats que les réserves s’effaceront. Nous devons garder à l’esprit la difficulté que représente l’offre de la TC pour les gens qui sont habitués à fonctionner selon la verticalité.
Nous devrons souvent rassurer dans un premier temps :
Publications, statistiques, évaluations de l’impact des groupes. Tous ces éléments dans un dossier ne peuvent qu’aider à l’acceptabilité du projet. De ce point de vue les travaux qui mettent en évidence l’impact positif de la TC sont indispensables (évaluations de résultat). Ceci souligne s’il en était besoin la nécessité de procéder régulièrement à l’appréciation des séances et au recueil des données. Il serait souhaitable aussi que l’AETCI/Amis de Quatro Varas fournisse ces éléments de bibliographie aux personnes souhaitant installer de nouveaux groupes.
Nous pouvons de même insister dans la présentation d’un projet sur la réponse apportée par la TC aux problématiques rencontrées dans la communauté où elle cherche à s’installer : besoin de restaurer le lien social, communication sans violence, libération des ressources des individus, trouble identitaire etc. Il me semble que dans un premier temps nous devons être particulièrement attentifs aux besoins, au point de vue de la collectivité dans laquelle nous souhaitons implanter la TC : nous offrons une approche différente des propositions habituelles de résolution des problèmes. Mais la connaissance, la définition des problèmes individuels et collectifs est partagée entre tous (professionnels et participants potentiels). Nous devrons prendre le temps de nous mettre à l’écoute des autres est tout à fait essentiel.
Nous devons mettre de côté notre croyance en une supposée supériorité de la TCI par rapport aux autres approches. Souvenons-nous que son rôle est d’accueillir la souffrance et d’offrir aux individus un espace de croissance. Mais elle ne se substitue pas aux autres approches, bien au contraire, elle en facilite l’accès et en potentialise l’efficacité.
À nouveau, être avec et non au-dessus.
[1] Sur ce point, les médecines alternatives fonctionnent de la même manière, avec des grilles d’interprétation différentes.
[2] P. Freire, Pedagogia da autonomia, p 105 – Paz e Terra, São Paulo – 2005
[3] Une seconde étape de l’évaluation [de résultats] est la mesure de l’impact qualitatif et éventuellement quantitatif de la TC dans la collectivité où elle s’installe (ce qui pose la question du choix des indicateurs. Cette dimension de l’évaluation possède un aspect quelque peu réducteur MAIS reste indispensable pour asseoir la TC dans les contextes institutionnels). Par ailleurs se pose le problème de la manière dont sont choisis les indicateurs, et notamment par qui. Ici aussi l’horizontalité et le débat démocratique sont essentiels.