En quoi ces groupes d’écoute de parole et de liens (TCI) sont-ils subversifs ? J’en parle souvent et je tiens à m’en expliquer. Pour beaucoup cette idée parait bizarre voire incongrue et pourtant. Les règles, la qualité d’accueil, les échanges, le rituel, l’ensemble du dispositif affirment des valeurs et passent des messages qui bousculent les idées reçues (définition de subversif : qui est de nature à perturber ou à renverser l’ordre social établi ou les idées communément admises).
De façon pompeuse, on pourrait avancer que cette pratique établit un saut épistémologique, en fait et simplement c’est une autre façon de concevoir l’humain, le soutien, l’entraide et la reconnaissance mutuelle. Toute personne même si elle l’ignore a acquis des savoir-faire et savoir-être issus de ses expériences de vie et des obstacles traversés. Poser le fait qu’il existe un savoir, des capacités et compétences utiles aux autres issus du vécu et de l’expérience, un autre savoir que scolaire ou universitaires et que tout un chacun représente, aussi bien qu’un diplômé, des richesses à prendre en considération c’est affirmer ainsi une équivalence de valeur et d’intérêt entre tous les individus participants. L’ordre et le discours de l’ordre organisé sur une hiérarchie des valeurs des personnes en fonction de leur origine, leur richesse ou leurs études sont remis en question. C’est ce qu’on appelle dans notre jargon : l’horizontalité. Les règles énoncées enfoncent le clou. Chacun est appelé à faire part de son vécu et donc parler de ses expériences à la première personne. Ce qui implique d’autres règles : pas de jugement, pas de conseil, pas d’interprétation. Autrement dit, est remis en question le fait que certains en savent plus que d’autres et se trouvent habilités et reconnus meilleurs et en droit de conseiller, juger, aider. C’est une autre façon de proposer l'accueil, l'aide et le soutien, et la proposition de développer une intelligence collective avec plusieurs options face à une difficulté et non une vérité une façon de faire valable pour tous. Voilà du sur-mesure ou chacun pourra faire son choix et envisager telle ou telle façon de faire autrement qu’il se sent capable de mettre à sa taille plutôt que d’adopter le prêt à penser et à agir selon un savoir officiel, désincarné.
Le processus de la ronde installe une relation d’aide qui sort des clous habituels, privilégiant l’apport groupal à la relation individuelle. Une autre façon d’envisager le processus dynamique de changement avec un autre équilibre entre les interactions donner recevoir. Il ne s’agit plus d’une relation entre un qui donne, apporte des solutions, des conseils, des éclairages, des interprétations et qui est censé savoir ce qui est bon pour l’autre et celui qui attend la solution de l’autre de l’extérieur (relation verticale). C’est à partir de sa résonance aux témoignages entendus dans le groupe que chacun, va pouvoir modifier sa façon d’appréhender sa difficulté, sortir de la relation figée et souffrante avec sa réalité. Autrement dit, le changement ne dépend pas d’un autre d’un savoir extérieur mais de la façon pour chacun de faire son miel à partir de l’ensemble de ce qui a été énoncé.
En résumé les rondes font vivre l’expérience d’un espace-temps définit par de nouveaux paradigmes, de nouvelles lunettes, expérience qui sort de l’ordinaire de l’habituel.
Des relations sans rapport de forces, sans relation de pouvoir sans relation d’argent (gratuité), sans rapport hiérarchique, relation basée sur l’égalité, l’équivalence d’importance entre les participants, chacun exprimant au travers de ses témoignages sa différence sans masque ni fard, sans statut ni étiquette exprimant simplement la richesse de son vécu intime de ce que la vie lui a appris. Cet espace favorise la reconnaissance réciproque, la mutualisation des ressources et l’intérêt pour les différences et la pluralité des approches. Il n’y a pas un savoir ou une vérité unique mais au travers des témoignages un éventail des possibles, la liberté des choix face à une réalité qui fait souffrir. L’accent est mis sur l’importance du groupe.
Sans développer davantage on peut constater les très nombreux changements offerts par l’expérience de la ronde à partir des règles posées dès l’accueil. Cela touche à notre représentation de la relation d’aide, aux relations simples d’humain à humain où les rapports de force et de pouvoir sont mis hors champ et où l’attention est portée sur l’apport du groupe, en passant de l’intelligence individuelle au développement d’une intelligence collective.
Ces quelques éléments de réflexion nous permettent de comprendre les réticences, résistances, méfiances ou oppositions que beaucoup de nous ont rencontrées avec notre hiérarchie, nos collègues ou des associations. Changer la posture d’aidant, de soignant retirer sa blouse blanche ou sa casquette d’aidant/sachant pour accéder une modalité d’enrichissement réciproque, à l’émergence d’un autre savoir, émanant du collectif. Mais je peux aussi me rendre compte que cette remise en question des idées, postures comportements suscités par la pratique des rondes réclame de moi-même un travail personnel, une évolution progressive un questionnement de mes façons d’être, de faire m’amenant à ressentir plus de confiance dans les capacités de l’autre à dépasser ses difficultés et à me faire découvrir et apprendre d’autres façon de vivre.
L’activité d’animateur se révèle ainsi comme un processus de changement nécessitant un travail personnel sur mes certitudes, mes représentations, mes postures, réactivé à chaque ronde, une « déconstruction lente des idées communément admises » signant la nature subversive de cette expérience.
[Texte de Jean Pierre Boyer]